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  • Le travail collaboratif

    “My taylor is dead”

    Au cœur de la vaste entreprise de démollition de notre bon vieux système taylorien, les TIC ! Avec aujourd'hui comme rejeton légitime : le travail collaboratif dont un expert annonce ici qu'il est "le problème n°1 du management opérationnel pour les 20 prochaines années" et un praticien qu'il lui a permis de "multiplier son CA par 3 en 1 an sans augmentation de personnel..." Mais à quoi correspond cette nouvelle forme d'organisation du travail à laquelle Aristote ne serait pas nécessairement étranger ? Quels en sont les enjeux et les conséquences ? Serge K. Levan du cabinet de conseil spécialisé Main Consultants s'explique sur les "clés" et les "verrous" graphiques à l'appui pendant que Max Patissier, patron d'entreprise, adepte du travail collaboratif partage son expérience, chiffres à l'appui !


    Main Consultants en quelques mots et un triangle...

    Serge K. Levan : Main Consultants est un cabinet de conseil, créé il y a 11 ans (1992), dont la spécialité a toujours été l'innovation organisationnelle et l'usage avancé des systèmes de travail collaboratif. Au début des années 90 on parlait de Groupware, au milieu des années 90 on parlait d'Intranet, à la fin des années 90 on parlait de Portail, aujourd'hui on parle de Smart Enterprise Suite...

    Mais il s'agit toujours d'une seule et même problématique pour nos organisations : comment changer fondamentalement nos postures managériales, comment adopter de nouvelles formes d'organisation et de communication, comment construire et s'approprier l'usage de nouveaux outils de travail collaboratif qui bouleversent nos modèles tayloriens ? Depuis une décennie Main Consultants a développé toutes ses compétences et toutes ses activités de conseil et de formation autour de cette problématique «HOT» (Humaine, Organisationnelle, Technologique : cf. figure 1).

    Derrière Main Consultants il y a deux experts en Management & Systèmes de Travail Collaboratif : Myriam Barni et Serge K. Levan. Nous avons développé et formalisé la Méthode Main®, une méthode originale de conduite des changements HOT liés à l'introduction et au développement inévitable du Travail Collaboratif dans les organisations. Cette méthode (concepts, techniques, outils) a été forgée et éprouvée sur le terrain des entreprises et des administrations qui ont fait appel à nous.



    Le triangle HOT représente l'articulation des champs d'action de Main Consultants en relation avec les spécificités de chaque organisation : ses objectifs, sa stratégie et sa culture (cliquez sur l'image pour l'agrandir).


    Pour résumer, Main Consultants est une structure qui a permis de mettre au point une méthode totalement originale et unique en son genre, permettant aux organisations d'entrer de plain pied, avec toutes les chances de réussite, dans l'univers du «Travail Collaboratif».

    Travail Collaboratif, qui es-tu ?

    Serge K. Levan : Aujourd'hui, quand on prononce ces deux mots, on entend tout et n'importe quoi. Schématiquement on a deux catégories de réponses face à cette expression qui paraît complètement triviale :

    1. Soit il s'agit d'une forme plus ou moins utopique du travail : «La collaboration c'est comme la Paix dans le monde : c'est bien, tout le monde en parle, mais personne ne s'y met.»

    2. Soit il s'agit d'une nouvelle mode technologique très tendance : «Mettez un peu de KM, mélangez bien avec des Communautés de Pratique, le tout plongé dans un Portail Collaboratif avec un zeste de WiFi et vous aurez une recette de Collaborative Business qui va booster vos KPI (Key Process Indicators)....

    Personne ne sait si c'est «un vieux truc dans un nouveau machin» ou «une vraie nouveauté innovante». Main Consultants dit que le «Travail Collaboratif» ou «Collaboration» vient du latin «com laborare» (travailler avec) avec un sens nouveau, revu et mis à jour par les nouveaux outils de communication numérique.

    De fait «com laborare» implique, dans l'action, des interactions entre acteurs. Ces interactions sont constamment orientées et négociées pour permettre le partage de ressources (coopération) et la mise en œuvre de routines efficaces de co-production (coordination).

    On voit bien que le Travail Collaboratif est une nouvelle équation du travail dans de nouvelles formes d'organisation et de communication. La technologie étant profondément intriquée dans ces pratiques. La définition est complexe parce que le Travail Collaboratif est un système hyper complexe (au sens systémique du terme).

    Le monde essentiel des "Co"...

    Serge K. Levan : Fondamentalement, le Travail Collaboratif est présent dans l'action dès l'instant où on peut identifier un cycle continu de quatre situations clés (cf. figure 2) :

    1. Co-analyse d'une situation, d'un problème à résoudre.
    2. Co-définition d'objectifs à atteindre, d'un plan d'action à mettre en œuvre.
    3. Co-réalisation des actions, co-production des résultats.
    4. Co-pilotage du processus et des résultats intermédiaires co-produits.



    Le «Travail Collaboratif» repose sur un cycle de co-action réalisé par des co-actants : les interactions sont multiples et complexes (cliquez sur l'image pour l'agrandir).


    Ces quatre situations sont en fait des situations de travail et de communication où l'essentiel se joue dans les interactions entre acteurs. La «Collaboration» repose nécessairement sur trois mécanismes qu'on désigne par «Communication» (qui permet l'interaction), «Coopération» (qui permet le partage de ressources) et «Coordination» (qui permet la synchronisation des actions donc des acteurs). Cf. figure 3).



    Il est important de ne pas confondre "collaboration" avec "coopération" : au-delà des querelles terminologiques, il y a objectif partagé dans un cas et pas dans l'autre. Cela fait toute la différence en matière de performance du travail (cliquez sur l'image pour l'agrandir).



    Ce Travail Collaboratif peut exister, lorsque certaines conditions sont réunies, sans faire appel à des outils de communication numérique très sophistiqués (pour gagner, une équipe de football qui opère dans un espace – temps unique, doit développer «plus de jeu collectif et plus de vitesse d'exécution »... pour reprendre les paroles d'un célèbre entraîneur !).

    Le problème est que les processus métier de nos organisations (entreprises et administrations) se jouent dans des espaces – temps qui dépassent largement le champ de vision d'un terrain de football. Les processus se jouent dans des structures qui restent encore très verticales et très cloisonnées alors que les exigences de performance requièrent l'intelligence de réseaux collaboratifs.

    Le Travail Collaboratif et les structures réseaux vont de pair. Collaboration et réseaux sont de nouvelles formes d'organisation et de communication qui peuvent, mieux que d'autres, contribuer à de nouvelles performances des processus métier qui eux, sont au service de la satisfaction intelligente des clients.

    Des complexes relations internes

    Serge K. Levan : Les personnes n'utilisent les outils électroniques que lorsqu'ils améliorent sensiblement leur sort. Or le problème de l'interaction humaine, qui reste une des choses les plus complexes de notre planète, se trouve encore complexifiée par les outils informatiques puisque ces derniers ne peuvent rendre la richesse d'une relation en face à face. Imaginer, dire ou vouloir que les salariés ne travaillent et ne collaborent que grâce aux NTIC n'a aucun sens.

    De ce fait, je ne peux pas associer le Travail collaboratif avec NTIC au monde « sans papiers » dont certains continuent de rêver. Se limiter à cette idée relève selon moi de l'utopie. Jusque là on n'a pas beaucoup parlé des outils. Mais une fois qu'on a compris l'anatomie du Travail Collaboratif, on comprend beaucoup mieux l'intérêt des nouvelles technologies qui supportent ces nouvelles pratiques collaboratives. Et à ce stade, peu importe qu'on les baptise Groupware, Intranet, Portail ou Smart Enterprise Suite...

    Ces outils de travail collaboratif ne se limitent plus à transformer des données, ils s'attachent à créer des espaces virtualisés de travail collaboratif, autrement dit, des supports à des interactions humaines et bien réelles, mais médiatisées par des outils numériques capables de manipuler des objets numériques (documents) selon des processus représentés également sous forme numérique.

    Ce monde numérique virtualisé ne s'oppose nullement au monde «réel» actualisé. Il émerge dans un continuum (comme dans Matrix où les mondes réels et virtuels s'entrelacent pour ne faire plus qu'un). Et ceci est un défi unique (et pour cause !) dans l'Histoire du Management.

    Changer nos pratiques de travail ne signifie pas changer les relations humaines qui ont été, sont et resteront fondamentalement les mêmes, mais intégrer de nouveaux instruments dans les pratiques actuelles qui reposent sur l'histoire de nos habitudes, pour les faire évoluer.

    Mon sentiment est que les personnes créent eux-mêmes leurs nouvelles pratiques via les instruments disponibles. Il ne faut pas imaginer leur imposer telle ou telle pratique décidée par tel ou tel créateur de logiciel de travail collaboratif ; concevoir un outil et l'utiliser sont deux choses bien distinctes. Remarquez bien qu'aujourd'hui la plupart
    des logiciels sont produits par une socio-culture anglo-saxonne qui ne ressemble pas vraiment à la nôtre ni à celle des Asiatiques d'ailleurs, et que c'est leur appropriation qui devient dès lors importante.

    Qui sont les clients de Main Consultants ?

    Serge K. Levan : Nous sommes obligés de constater qu'en dix ans ce sont surtout les grandes entreprises et les grandes administrations qui ont fait appel à nous. Plus précisément ce sont des personnes qui ont entrevu le gigantesque potentiel du Travail Collaboratif en discutant avec nous et qui, parce qu'elles étaient en situation de ‘faire quelque chose', nous ont confié certaines missions, certains projets. C'est principalement à travers nos publications (quatre livres depuis 1994 et des dizaines d'articles), nos séminaires et nos conférences que nous avons fait ces rencontres. Depuis 2001, notre site Web vient aussi apporter une petite contribution
    à notre notoriété...
    Les PME sont paradoxalement les organisations qui peuvent tirer le plus de bénéfices et le plus rapidement, des nouvelles approches du Travail Collaboratif. Je dis paradoxalement car les PME sont, en France, toujours en retrait en matière de TIC comme le précise encore le récent rapport remis à Jean-Pierre Raffarin sur lacompétitivité numérique de nos petites et moyennes entreprises.

    Les organisations qui ont investi dans des infrastructures performantes (une bonne connexion haut débit) font plus facilement des expériences de Travail Collaboratif et les PME ne sont pas bien équipées : les autoroutes de l'information n'arrivent pas encore jusqu'au bureau ni à l'atelier de la petite entreprise.

    Mais les freins culturels et psychologiques sont très similaires dans les grandes comme dans les petites organisations : peur de partager, peur des risques, peur du changement, peur de perdre les vieux attributs du pouvoir d'hier, etc.
    La culture managériale française est un peu à l'image de l'économie française en général... Dans l'ensemble, nos clients sont des personnes qui ont eu le désir, la volonté et aussi le courage d'affronter «ici et maintenant» le changement. Je crois que nous avons presque toujours rencontré des «exceptions». Ils nous ont toujours dit avoir beaucoup appris dans la manière d'innover sur les plans du management, de
    l'organisation ou sur celui des technologies. Mais c'est parce qu'ils ont beaucoup travaillé pendant nos missions.

    Une relation de conseil riche et complexe

    Serge K. Levan : Globalement, la relation de conseil est extrêmement complexe. Sur le plan commercial d'abord : on ne vend que de la matière grise, le clien n'achète qu'une espérance de satisfaction et il paie ses consultants pour des résultats qui ne peuvent pas toujours être tangibles du jour au lendemain ! Quand on vend du conseil en Travail Collaboratif c'est pire que tout : ce n'est pas vraiment que du conseil en management (avec des incantations managériales comme seules justifications d'honoraires) et ce n'est pas non plus, loin de là, que des services d'ingénierie informatique (avec des promesses technologiques derrière les factures).

    Sur le plan de la production du conseil ensuite : on doit tout faire en même temps, à savoir, coacher directement les dirigeants, les managers et leurs collaborateurs impliqués dans l'action pour les aider à gérer leurs propres incertitudes face aux changements, être devant parce qu'ils attendent de nous des «guides» mais aussi marcher à côté, voire derrière eux parce qu'ils attendent de nous des «compagnons» ou des «accompagnateurs».

    Il faut traiter les questions humaines (ex. construction des compétences collaboratives), organisationnelles (ex. modélisation des processus métier et des situations de travail et de communication) et technologiques (ex. choisir des outils de travail collaboratif, installer ces systèmes en veillant à la cohérence de l'urbanisation de leurs systèmes d'information et de communication).

    Il est impossible de circonscrire simplement nos prestations en conseil, formation, coaching, voire services informatiques. Ce découpage, lorsqu'il est nécessaire pour des raisons administratives, juridiques ou financières, est complètement artificiel. Concrètement nous combinons toujours conseil «sur site» et conseil «en ligne». Nous ouvrons des ‘bureaux virtuels' sur notre extranet collaboratif pour chaque client et chaque mission. Chacune étant conduite comme un projet.

    Nos clients accèdent à nos plateaux virtuels 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 si nécessaire. Le Travail Collaboratif s'applique déjà à nous-mêmes (clients et consultants) dès le démarrage de chaque contrat. C'est très formateur pour les clients et c'est très pratique pour nous : Myriam Barni est à Nice et je suis à Marne-la-Vallée...

    Main Consultants a toujours été une entreprise virtuelle dans le sens où, depuis sa création en 1992, les bureaux ont toujours été installés sur une plate-forme de travail collaboratif (administration/gestion, marketing/commercial, recherche/développement et production).

    Et vive nos clients !

    Serge K. Levan : En onze années d'exercice, je pense qu'on a tout eu : des échecs (dont un a failli mettre la société en difficulté financière en 1997) et des réussites (petites et grandes). Evidemment, tout dépend des critères qu'on prend pour qualifier telle ou telle mission d'échec ou de réussite.

    Un premier bilan objectif : ces clients ont fait vivre Main Consultants depuis 11 ans.
    Ce n'est pas si mal. Nos clients des premières années n'ont pas, bien sûr, profité des mêmes connaissances et compétences que ceux d'aujourd'hui.

    Mais je me souviens qu'en 1994, un de mes premiers clients (La Direction Départementale de l'Equipement du Puy-de-Dôme à Clermont-Ferrand) a reçu le Prix de l'innovation qui était décerné à l'époque par le Ministère de l'Equipement. Aujourd'hui, si ce prix existait dans le monde des organismes gestionnaires de logements sociaux, nous aurions avec Jany Jouy, Directeur Général de Sarthe Habitat (Office Public d'Aménagement et de Construction de la Sarthe au Mans) la même distinction. Mais à l'époque il s'agissait d'un projet circonscrit à des processus d'ingénierie routière, aujourd'hui il s'agit d'un projet global d'entreprise.

    Dans tous les cas, la palme revient toujours à nos clients. Car ce sont eux qui, sur le terrain «ici et maintenant» affrontent quotidiennement et sur tous les plans la complexité du changement. Ils savent que nous sommes là, à portée de quelques clics sur Internet, mais fondamentalement l'innovation est entre leurs mains. C'est eux qui réussissent... ou qui se plantent ! Aristote disait ‘'Ce que nous devons apprendre à faire, nous l'apprenons en le faisant.'' Nous aidons nos clients à faire. Nous faisons un peu avec eux, mais (budgets obligent) c'est eux qui font tout le reste...

    Ma philosophie du métier est qu'il est important d'aider nos clients à connaître pour les aider à comprendre, et quand ils comprennent, là seulement ils peuvent authentiquement adhérer. Je connais trop d'entreprises qui appellent des consultants pour que les personnels «adhèrent» et «fassent» vite et bien ; or on oublie toujours qu'il y a quelques marches à gravir avant de pouvoir agir efficacement.

    Je ne pense pas qu'un consultant, aussi excellent soit-il, puisse s'approprier le succès de ses clients (ni leurs échecs d'ailleurs). C'est pour cela que le conseil est, de ce point de vue, un métier frustrant. Un bon consultant n'a jamais la «science» de son client, mais il sait «faire sortir la science du puit” chez son client.

    L'avenir est encore sur la planche

    Serge K. Levan : Je dis toujours “Le travail collaboratif sera le problème numéro Un du management opérationnel pour les vingt prochaines années.” Et quand je dis vingt, je suis (très) optimiste !

    Le travail est nécessairement collaboratif. Les processus métier (à titre indicatif, les normes ISO 9001:2000 sont entièrement réarticulées autour de l'approche processus) sont nécessairement des processus de travail collaboratif. Or on ne peut plus penser ce Travail Collaboratif sans intégrer l'usage des nouveaux outils de travail collaboratif.

    Il reste à aider les organisations à faire la différence entre ‘L'usage des technologies avancées' et ‘L'usage avancé des technologies'. Ensuite il faut les aider concrètement à construire leurs ‘bonnes pratiques collaboratives' et ne pas se contenter des incantations managériales des uns et des promesses technologiques des autres ! Il y a du pain sur la planche...

     

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  • Les Communautés Virtuelles

    par Howard Rheingold

    traduit de l'anglais par Lionel Lumbroso

    Copyright 1995 Addison Wesley France.

    "Y'a papa qui dit encore : 'Oh, la vache' à son ordinateur !"

    Cette phrase est passée chez nous au rang de classique pour évoquer la manière dont ma communauté virtuelle a empiété sur notre réalité quotidienne. Ma fille, qui a sept ans, sait que son père participe à des réunions d'amis invisibles qui semblent se tenir à l'intérieur de son ordinateur. Alors que personne ne les voit, il lui arrive même de leur parler. Elle sait aussi que ces amis invisibles font parfois des apparitions en chair et en os, et qu'ils peuvent venir aussi bien du quartier que de l'autre côté de la planète.

    Depuis l'été 1985, deux heures par jour en moyenne, et sept jours sur sept, je branche mon micro-ordinateur sur la ligne de téléphone et je me connecte au Well (Whole Earth 'Lectronic Link , service électronique de la Terre entière [1]), un service de forums électroniques qui permet à des gens du monde entier de tenir des conversations publiques et d'échanger des messages électroniques privés. Au départ, l'idée d'une communauté accessible uniquement à travers l'écran de mon ordinateur me laissait une impression de froideur, mais je me suis rendu compte rapidement que l'on pouvait éprouver de la passion pour le courrier et les forums électroniques. J'ai désormais de l'affection pour les individus que j'ai rencontrés par l'intermédiaire de mon ordinateur, et je me sens profondément concerné par l'avenir de ce moyen de communication qui nous permet de nous rassembler.

    [1] N.d.t. : L'acronyme de ce service signifie le "puits", au sens de "puits de connaissance". On y détecte également l'adverbe well, qui signifie "bien". L'association Whole Earth a publié à la fin des années 60 le célèbre Whole Earth Catalog, inventaire par et pour la génération hippie, en un millier de pages grand format, de tous les outils et ressources de cette contre-culture. Elle a fait paraître ensuite, dans le même esprit, le magazine Whole Earth Review, dont Howard Rheingold a été plusieurs années, et jusqu'à la mi-1994, le rédacteur en chef.

     

    Je suis loin d'être le seul à éprouver cet attachement émotionnel à un rituel apparemment froid et technologique. Des millions d'autres, dans le monde entier, participent également à ces regroupements qu'on appelle communautés virtuelles, et cette population n'en finit plus de croître. En découvrant le Well, j'ai trouvé un monde qui avait déjà commencé de s'épanouir sans moi ; c'est toute une joyeuse compagnie qui m'accueillit après que j'eus trouvé la clé de cette porte secrète. Comme d'autres avant moi, qui étaient tombés dans le puits du Well, je m'aperçus rapidement que j'étais tout à la fois spectateur, acteur et scénariste -- comme tous les autres -- d'une improvisation permanente. Une contre-culture à part entière s'épanouissait au bout de ma ligne de téléphone, et j'étais invité à y apporter ma contribution.

     

    Le village virtuel de quelques centaines d'âmes que j'avais rejoint en 1985 en comptait huit mille en 1993. Il m'apparut clairement après quelques mois que je participais à l'élaboration d'un nouveau type de culture. Sous mes yeux, le contrat social qui liait cette communauté naissante évoluait au fur et à mesure que de nouvelles recrues rejoignaient les fondateurs des premières années. Des normes de conduite furent établies, contestées, modifiées, rétablies, recontestées, dans une sorte d'évolution sociale accélérée.

    D'emblée, je ressentis le Well comme une vraie communauté parce qu'il était également lié à ma vie de tous les jours. Bon nombre d'utilisateurs du Well habitent en effet autour de la baie de San Francisco. Mois après mois, j'ai ainsi assisté à des mariages, à des naissances et même à un enterrement "en vrai" de membres du Well. (L'expression "en vrai" est utilisée si souvent au sein des communautés virtuelles, pour distinguer ce qui se passe dans la vie normale de ce qui se passe sur le réseau, que les habitués l'abrègent couramment en "EV". [2]) J'ai arrêté de tenir le compte des fêtes et des sorties au cours desquelles les acteurs invisibles d'innombrables débats et mélodrames passionnés tenus sur l'écran de mon ordinateur m'apparaissaient "en vrai", avec des visages, des corps et des voix.

    [2] N.d.t. : L'expression américaine d'origine est in real life, abrégée par IRL.

     

    Je me rappelle bien ma première irruption dans une pièce remplie de gens que je n'avais jamais vus, qui connaissaient pourtant certains détails de ma vie intime et dont je connaissais aussi les joies et les tourments. Trois mois après ma connexion initiale, j'assistai à ma première fête du Well chez un des animateurs du service. À peine entré, je dévisageai tous ces étrangers. Ce fut l'une des sensations les plus étranges que j'aie jamais éprouvée. J'avais débattu avec ces individus, discuté de la pluie et du beau temps sur un pas de porte virtuel, formé des alliances et des amitiés, éclaté de rire avec eux, je m'étais fâché tout rouge contre certains d'entre eux. Mais pas un seul visage ne m'était familier. Je n'avais rencontré aucun de ces individus.

     

    Ma famille est habituée depuis longtemps à ces séances matinales ou fort tardives ; assis dans le bureau que j'ai à la maison, je ris, je peste, je pleure parfois à la lecture de mon écran. La fois où elle me surprit à jurer, ma fille avait peut-être l'impression que j'étais seul à mon bureau, mais en ce qui me concernait, j'étais en contact avec des amis, des collègues, des confrères.

    À un moment ou à un autre :

    • J'ai participé au forum "Parents" du Well, pour aider, avec d'autres, un ami qui venait d'apprendre que son fils était leucémique.



    • J'ai participé à MicroMUSE, un jeu de rôles (et, par ailleurs, outil pédagogique) du XXIVe siècle, et j'ai interagi avec des étudiants et des professeurs qui me connaissaient sous le pseudonyme de "Pollinisateur".



    • J'ai rencontré Twics, une communauté biculturelle de Tokyo ; Cix, une communauté de Londres ; CalvaCom, une communauté parisienne et Usenet, un ensemble de plusieurs centaines de forums qui se transportent autour du globe par courrier électronique auprès de millions de participants dans des dizaines de pays.



    • J'ai consulté des décisions de la Cour suprême, afin de trouver des informations qui me serviraient à m'opposer à un interlocuteur lors d'un débat politique qui se tenait ailleurs sur le Réseau ; j'ai rapatrié ce matin l'image satellite des prévisions météo pour la région Pacifique.



    • J'ai suivi le compte-rendu d'un témoin du coup d'état de 1991 à Moscou ; des événements de Tien-An-Mein ; de la guerre du Golfe. Ces informations se transmettent entre membres d'un réseau fait d'ordinateurs bon marché et de lignes téléphoniques ordinaires, se jouant des frontières géopolitiques en empruntant les artères de l'infrastructure planétaire de communication.



    • J'ai participé à des discussions en temps réel entre des utilisateurs répartis sur trois continents, où les traits d'esprit les plus fins le disputaient aux blagues les plus grasses, par l'intermédiaire d'Internet Relay Chat (IRC), un moyen de communication qui marie les caractéristiques de la conversation et de l'écrit. L'IRC a engendré sa propre sous-population quasi obsessionnelle qui compte des milliers d'adeptes, de l'Australie à la Zambie.

     

    Les membres des communautés virtuelles font appel à des mots inscrits sur des écrans pour échanger des plaisanteries ; débattre ; participer à des digressions philosophiques ; faire des affaires ; échanger des informations ; se soutenir moralement ; faire ensemble des projets ; conduire des remue-méninges ; médire d'autrui ; tomber amoureux ou flirter ; se faire des ami(e)s ; les perdre ; jouer ; créer un peu de quelque chose qui ressemble à de l'art et pour perdre pas mal de temps. Les membres des communautés virtuelles font sur le Réseau tout ce qu'on fait "en vrai" ; il y a juste le corps physique qu'on laisse derrière soi. Pas moyen de s'embrasser, pas de risque non plus de recevoir un coup de poing dans la figure, mais ça laisse tout de même la place pour beaucoup de choses. Pour les millions d'entre nous qui y ont été amenés, la richesse et la vitalité des cultures électroniques sont séduisantes, et peuvent même créer un état de dépendance.

    Cette population branchée n'est pas une et indivisible ; il s'agit plutôt d'un écosystème de sous-groupes, dont certains sont frivoles et d'autres sérieux. Ainsi, les discussions scientifiques les plus pointues du moment ont lieu de plus en plus au sein des communautés virtuelles, où l'on peut lire les rapports préliminaires électroniques de spécialistes en biologie moléculaire ou en sciences cognitives. Dans le même temps, des militants sociaux et des tenants d'une réforme de l'éducation se servent du même média comme d'un outil politique. Il est tout à fait possible de faire appel aux communautés virtuelles pour trouver l'âme soeur, vendre une tondeuse à gazon, publier un roman ou tenir une conférence.

    Certains les utilisent comme une forme de psychothérapie. D'autres, comme les plus mordus du Minitel en France ou des jeux de rôles multiutilisateurs (Multi-User Dungeons, abrégé en Mud) restent jusqu'à quatre-vingts heures par semaine sur les réseaux à se faire passer pour quelqu'un d'autre, à mener une vie qui n'a pas de réalité hors de leur terminal ou de leur micro-ordinateur. Parce que les Muds peuvent amener à un comportement clairement obsessionnel chez certains, mais aussi parce qu'ils sont gros consommateurs de puissance de calcul et de ressources de communication, ils ont été interdits dans certaines universités, comme Amherst, en Amérique, ou dans toute l'Australie.

    Les scientifiques, les étudiants, les documentalistes, les artistes, les leaders, les adeptes de l'évasion ne sont pas les seuls à avoir adopté ce nouveau moyen de communication. Le sénateur américain qui a fait campagne pendant des années pour la mise en oeuvre du Réseau national pour la recherche et l'éducation (National Research and Education Network, ou NREN) -- qui pourrait être le support des communautés virtuelles de demain --, est maintenant vice-président des États-Unis. Depuis juin 1993, la Maison-Blanche et le Congrès américain ont des adresses de courrier électronique.

    La plupart de ceux qui tirent leur information des médias classiques ne sont pas au fait de ces formes de culture nouvelles et variées qui sont apparues ces dix dernières années sur les réseaux d'ordinateurs du monde entier. La plupart de ceux qui n'ont pas encore utilisé ces nouveaux médias ne se doutent pas des conséquences profondes que ces expériences sociales, politiques et scientifiques d'un nouveau genre pourraient avoir sur notre vie à court terme.

    J'ai voulu ce livre pour informer un plus large public sur l'importance potentielle de ce cyberespace pour les libertés politiques de demain et sur la façon dont les communautés virtuelles pourraient modifier notre perception du monde réel. Même si j'éprouve beaucoup d'enthousiasme pour cette communication par ordinateur et si j'y vois un potentiel libérateur, je m'efforce de rester conscient des dangers qu'il y a à mêler relations humaines et outils technologiques. J'espère que mes comptes-rendus, établis aux avant-postes de ces nouveaux lieux de vie sociale, et les anecdotes que je rapporte sur les gens que j'ai rencontrés dans le cyberespace révéleront les conséquences possibles sur les plans culturel, politique et éthique des communautés virtuelles. Aussi bien aux yeux de mes confrères et consoeurs explorateurs de ce cyberespace qu'aux yeux de ceux qui n'en ont jamais entendu parler.

    Les techniques qui rendent les communautés virtuelles possibles peuvent doter le citoyen ordinaire de beaucoup de pouvoir à faible coût, et ce dans tous les domaines suivants : intellectuel, social, économique, et surtout politique. Mais la technique ne peut actualiser ce potentiel à elle seule ; ce pouvoir latent doit être utilisé de manière intelligente et délibérée par une population correctement informée. C'est pourquoi, tant que nous en avons encore la liberté, il nous faut être le plus nombreux possible à connaître et à exploiter ces pouvoirs pour nous les approprier. Il y a bien entendu de bonnes chances que le pouvoir avec un grand "P" et l'argent parviennent à contrôler l'accès aux communautés virtuelles, comme ils sont parvenus dans le passé à contrôler les nouveaux moyens de communication quand ceux-ci sont apparus. Le Réseau n'est pour l'instant fondamentalement contrôlé par personne, mais est-ce que cela va durer ? Ce que nous savons, ce que nous faisons aujourd'hui est important car il est encore possible pour les gens de tous les pays de s'assurer que cette nouvelle sphère de liberté restera ouverte aux citoyens de la planète avant que les pontes de la politique et de la finance ne s'en saisissent, ne la censurent, et ne nous la débitent en tranches tarifées.

    Ce pouvoir social potentiel découle de l'utilisation, par des citoyens ordinaires, de deux technologies d'essence décentralisatrice auparavant tout à fait distinctes et aujourd'hui toutes deux adultes. Il a fallu des milliards de dollars et des décennies pour produire des micro-ordinateurs à des prix abordables. En outre, des milliards de dollars et plus d'un siècle ont été nécessaires afin d'étendre le réseau de télécommunication à toute la planète. Avec un minimum de connaissances dans ces deux domaines, un enfant de dix ans peut aujourd'hui marier ces puissantes technologies pour quelques centaines de dollars, et disposer instantanément d'une estrade publique, des trésors de la Bibliothèque du Congrès [3] sous forme électronique et d'un monde entier de complices potentiels.

    [3] N.d.t. : Équivalent de la Bibliothèque de France, la BC, basée à Washington, archive toutes les publications du monde.

     

    Les ordinateurs d'une part et les réseaux de télécommunications qui nous servent à correspondre par téléphone d'autre part sont les deux fondements techniques de la communication par ordinateurs, ou télématique. Les aspects techniques de la télématique -- la manière dont les bits d'ordinateur sont transmis sur les lignes téléphoniques et réassemblés à leur destination -- sont invisibles et sans signification pour la plupart de ceux qui les utilisent, sauf si ces aspects techniques viennent leur barrer l'accès aux services télématiques. La chose à retenir est que le réseau international de télécommunication utilisé pour appeler New York ou Madagascar peut aussi servir à relier des ordinateurs entre eux, et qu'il n'y a pas besoin d'être ingénieur en télécoms pour y parvenir.

     

    Le Réseau (avec un grand "R"), c'est le terme informel par lequel on désigne l'ensemble des réseaux d'ordinateurs interconnectés qui déploient des applications de télématique pour réunir des hommes et des femmes du monde entier dans des forums ouverts à tous [4].

    [4] N.d.t. : Dans la conversation, on utilise beaucoup le terme anglais (le Net). Exemple : "Qu'est-ce que tu as vu de bien sur le Net, dernièrement ?"

     

    Les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de coeur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace .

     

    Le cyberespace, qui est un mot forgé par William Gibson dans son fameux roman de science-fiction Neuromancien, est le nom que certains donnent à cet espace conceptuel où des mots, des liens affectifs, des données, de l'information et du pouvoir sont produits par ceux qui utilisent la télématique.

    Même si les métaphores spatiales sont plus susceptibles de véhiculer ce concept de "lieu" partagé par les communautés virtuelles, c'est souvent la métaphore biologique qui est plus adéquate pour marquer la manière dont la cyberculture évolue. On peut voir le cyberespace comme une espèce de bouillon de culture social, le Réseau étant le milieu nourricier de cette culture et les communautés virtuelles, dans toute leur diversité, les colonies de micro-organismes qui s'y développent. Chacune de ces colonies -- les communautés du réseau -- est une expérience sociale qui n'a été planifiée par personne, mais qui a pourtant lieu.

    Nous savons aujourd'hui combien chaque technique de communication passée a changé les modes de vie. Nous devons comprendre pourquoi et comment toutes ces expériences de type social évoluent simultanément aujourd'hui à partir de la technique de communication la plus récente. Mes observations directes des comportements sur réseau depuis dix ans m'ont amené à conclure qu'à chaque fois que la télématique est accessible, les gens s'en servent partout pour bâtir des communautés virtuelles, de la même manière que les micro-organismes se développent en colonies.

    Je pense qu'à la base de ce phénomène, il y a ce désir de l'homme de compenser la disparition progressive des lieux de rencontres publiques dans la vie de tous les jours. Je crois aussi que ce nouveau moyen de communication attire des masses enthousiastes parce que la télématique ouvre aux individus de nouveaux modes d'interaction et la perspective de nouveaux projets en commun, comme l'ont fait avant elle le télégraphe, le téléphone ou la télévision.

    En raison de son influence potentielle sur la vie de tout un chacun, l'avenir du Réseau est lié à l'avenir de la vie communautaire, de la démocratie, de l'éducation, de la science et de la vie intellectuelle, de ces institutions les plus chères aux yeux de tous, et non pas tant à l'avenir de l'informatique. Le Réseau de demain est trop important pour qu'on le laisse entre les mains des spécialistes et des lobbies. Son influence se faisant sentir auprès d'un nombre de plus en plus grand de personnes, nous devons être de plus en plus nombreux à débattre des fonds publics qui lui sont affectés, et à discuter de la manière dont il doit être administré. La vision du citoyen doit présider à la manière dont le Réseau évoluera. Si nous ne nous chargeons pas de forger cette vision, l'avenir sera déterminé par les puissances politiques et financières.

    Le Réseau est aujourd'hui anarchique et hyperramifié car ses deux fondements ont convergé seulement dans les années 80, après plusieurs années d'évolution distincte. Les convergences techniques et sociologiques étaient inéluctables dès la fin des années 70, mais n'ont pas été tellement prédites.

    Ces réseaux télématiques qui enjambent les continents et réunissent des milliers de réseaux plus petits sont le produit indirect de la recherche militaire américaine. Le premier réseau d'ordinateurs, Arpanet, a été créé dans les années 70 pour que les chercheurs financés par le département de la Défense [5] puissent se servir de diverses machines à distance ; c'étaient les données informatiques, et non les messages privés ou publics, qui étaient censés être véhiculés par ce réseau. Coïncidence heureuse : ce dernier pouvait tout aussi bien servir à transporter des mots. Le concept technique de base d'Arpanet avait été emprunté au Rand, un groupe de réflexion de Santa Monica qui avait beaucoup travaillé sur les scénarios secrets de guerre nucléaire ; Arpanet fut conçu sur un schéma de réseau de communication et de commande du Rand censé perdurer après une attaque nucléaire car n'ayant pas de noeud [6] de commande centralisé.

    [5] N.d.t. : Ministère américain de la Défense.

    [6] N.d.t. : On appelle "noeud" d'un réseau tout ordinateur situé sur celui-ci et prenant part au transfert des informations d'une branche à l'autre du réseau.

    Les forums électroniques naquirent, de manière inattendue, parce qu'ils permettaient d'utiliser les possibilités de communication des réseaux pour établir des relations de type social sans contraintes de temps et d'espace. La façon dont le commun des mortels a pu détourner des techniques de leur fonction originelle pour les mettre au service de ses besoins en communication est d'ailleurs un thème récurrent de l'histoire de la télématique. D'ailleurs, les mutations techniques les plus profondes ont en général été initiées par les marginaux de l'informatique, et non par l'establishment de cette discipline. Les programmeurs qui ont participé à la création du premier réseau d'ordinateurs avaient prévu des fonctionnalités de courrier électronique ; ce n'était pas l'objet d'Arpanet, mais c'était simple à ajouter à la logique du réseau. Plus tard, et de façon également improvisée, les forums électroniques naquirent du besoin qu'avaient les décideurs américains de communiquer pour des prises de décision décentralisées. Leur apparition fut accélérée par la politique de gel des salaires et des prix dans les années 70 en Amérique et par la nécessité, en conséquence, de diffuser rapidement des informations réactualisées vers des centres de décision régionaux. Mais ces forums électroniques s'avérèrent très vite aussi de bons supports de discours commerciaux, scientifiques et sociologiques.

     

    Les fanas d'informatique qui mettent leurs micro-ordinateurs à la disposition des autres par l'intermédiaire des lignes téléphoniques -- ce procédé est appelé panneau d'annonces électroniques, Bulletin Board Systems ou BBS -- ont eux aussi participé à la constitution du Réseau en s'appropriant ces technologies [7]. Des centaines de milliers de personnes dans le monde exploitent le réseau de télécommunication international par l'intermédiaire de leur ordinateur et de lignes de téléphone ordinaires. La caractéristique majeure de tous ces BBS interconnectés, c'est qu'il s'agit là d'un réseau extrêmement difficile à détruire, tout à fait dans la lignée de ce qu'avaient conçu les membres du Rand. Si d'aventure un noeud du réseau est supprimé, l'information peut passer par tant d'autres chemins pour arriver à une destination que ce réseau peut être considéré comme indestructible. C'est cette adaptabilité à laquelle John Gilmore, pionnier de la télématique, faisait référence en déclarant "Le Réseau interprète toute censure comme un incident et s'y adapte en la contournant". Cette manière de faire circuler l'information en s'adaptant à un réseau dépourvu de centre de commande a engendré la croissance rapide de forums électroniques internationaux connus sous le nom de Usenet. L'apparition de ces conversations voyageuses qui se jouent des obstacles -- détournement populaire d'une technique conçue à l'origine pour servir la guerre froide -- pourrait bien s'avérer aussi importante que le développement des matériels et des logiciels qui leur servent de support.

    [7] N.d.t. : Le terme français correspondant est "micro-serveur", mais l'abréviation américaine BBS reste la plus employée.

     

    Les grands réseaux sont l'objet de dépenses bien plus importantes visant à créer des canaux d'information à haut débit entre centres de calcul de grande envergure. Internet, le successeur américain d'Arpanet, n'en finit plus de croître à un rythme étonnant. Ces "autoroutes de l'information" s'appuient sur des lignes de télécommunication spéciales et sur divers matériels pour envoyer de très gros volumes d'information à travers le réseau à très haut débit. Arpanet comptait, il y a vingt ans environ, un millier d'utilisateurs, alors qu'aujourd'hui Internet en compte près de vingt millions.

     

    L'ordinateur portable qui se trouve sur mon bureau est cent fois moins cher et mille fois plus puissant que les premiers noeuds d'Arpanet. Les artères principales faites de fibre optique de l'Internet d'aujourd'hui permettent de faire passer l'information des millions de fois plus rapidement que le premier Arpanet. Tout ce qui touche Internet a crû à la manière d'une colonie bactérienne, que ce soit la capacité de transmission d'information, le nombre d'utilisateurs ou les mille et une manières dont on s'en sert. Ainsi, au cours de ces dernières années, le nombre d'utilisateurs a augmenté de 15 % par mois. John Quaterman, dont le livre The Matrix est un gros guide des réseaux mondiaux d'aujourd'hui, estime qu'il existe à l'heure actuelle neuf cents réseaux distincts dans le monde, sans compter les dix mille réseaux déjà agglomérés en un seul par Internet, le "réseau de réseaux".

    Il y avait jusque récemment toute une catégorie de réseaux qui restaient situés totalement en marge de ces réseaux mondiaux : les BBS, que tout un chacun pouvait monter et qui ont explosé ces dernières années, portés par des amateurs enthousiastes, dans l'autofinancement absolu, et sans aucune subvention gouvernementale. Le BBS, c'est l'infrastructure télématique la plus simple et la moins chère : un logiciel spécialisé, souvent disponible pour une somme très raisonnable, utilisé sur un micro-ordinateur et complété d'un matériel appelé modem et permettant le branchement de l'ordinateur à une ligne téléphonique normale. Le modem convertit les signaux de l'ordinateur en fréquences audibles qui peuvent voyager sur les lignes conçues pour transporter la voix. À l'autre bout de la ligne, un autre modem reconvertit ces fréquences en signaux électriques compris par l'ordinateur. Le logiciel spécialisé assure en amont la conversion des textes échangés par les utilisateurs du BBS en bits et en octets et vice versa. Si vous montez votre BBS et pour peu que vous en fassiez un peu la promotion, d'autres gens l'appellent par l'intermédiaire de leur micro-ordinateur et de leur modem, écrivent et lisent des messages sur les disques durs de votre ordinateur : vous disposez après quelque temps d'une petite communauté virtuelle en chambre. Au titre d'opérateur de ce BBS (les initiés vous appelleront sysop, contraction de system operator), vous mettez à disposition de cette communauté une partie de vos ressources informatiques, un accès téléphonique, voire une partie de votre temps consacré à l'entretien du système. Les membres de la communauté, quant à eux, payent leurs frais de communication.

    Le magazine américain Boardwatch estimait à soixante mille le nombre de BBS en fonction en Amérique en 1993, quatorze ans après l'apparition des premiers micro-serveurs à Chicago et en Californie. Chaque BBS sert une population de quelques dizaines à quelques centaines de participants, voire quelques milliers. Il existe des BBS consacrés à la religion ; d'autres à telle ou telle forme de sexualité ; des BBS spécialisés dans la politique et couvrant tout les tendances ; des BBS de délinquants ; des BBS de policiers ; des BBS pour les handicapés ; les enseignants ; les enfants ; les associations à but non lucratif, etc. La liste de tous les types de BBS pourrait occuper plusieurs dizaines de pages. Cette culture du BBS s'est propagée des États-Unis au Japon, en Europe, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.

    Chaque BBS est né de la réunion d'une toute petite communauté d'individus habitant la même région, comme les radios locales de faible puissance, leur nature est avant tout locale. Mais cette caractéristique de base est elle-même en train de changer. Des passerelles commencent à relier ces réseaux des campagnes à leurs grands homologues transrégionaux. C'est bien pourquoi la convergence dont nous parlions n'est plus seulement technique, mais aussi sociologique : les premiers programmeurs du Réseau et les chercheurs qui l'ont utilisé à l'origine pour confronter leurs travaux sont rejoints par tous ces fanatiques qui ont recréé dans leurs garages des micro-réseaux. Les ordinateurs qui servent de passerelles relient un réseau à un autre en adaptant les caractéristiques (qu'on appelle "protocoles") de l'un à celles de l'autre afin que le passage des messages se fasse de l'un à l'autre sans aucune perte, de manière "transparente". Ces dernières années, les responsables d'Internet et de FidoNet -- le réseau indépendant de BBS du monde entier qui s'est progressivement constitué -- ont collaboré pour relier les quelque dix mille micro-ordinateurs composant ce dernier aux millions d'utilisateurs et aux dizaines de milliers d'ordinateurs d'Internet.

    Les services de forums électroniques de taille moyenne participent également de cette convergence. Lorsque le Well, qui émarge à cette catégorie, établit une interconnexion à haut débit avec Internet, il passe du statut de communauté en expansion à celui de point d'accès à un domaine bien plus étendu, celui du grand Réseau mondial. D'un seul coup, ces archipels isolés de quelques centaines ou de quelques milliers d'âmes s'intègrent à une entité fédératrice. Les petites communautés virtuelles continuent d'exister, comme les parcelles de levure dans une miche de pain en train de lever, mais elles adhèrent les unes après les autres à une entité culturelle globale, tout comme les États-Unis sont devenus une entité culturelle globale une fois que le télégraphe et le téléphone eurent permis de relier tous les États.

    Le Well est une petite ville, mais il y a dans cette ville une porte qui s'ouvre désormais sur le brouhaha vivifiant du Réseau, dont les caractéristiques sont bien différentes de celles des villages virtuels d'il y a quelques années. J'ai maintenant d'excellents amis dans le monde entier que je n'aurais jamais rencontrés sans la médiation du réseau. Lorsqu'on part à l'étranger, lorsqu'on va à la rencontre d'une culture étrangère, l'avantage d'un tel cercle étendu de connaissances faites sur le Réseau est appréciable. Partout où je suis allé physiquement ces dernières années, j'ai retrouvé des gens que je connaissais déjà par contact électronique ; notre enthousiasme partagé pour les communautés virtuelles servait de lien, malgré les différences de langue et de coutumes.

    C'est maintenant une habitude : je rencontre des gens et j'apprends à les connaître des mois ou des années avant de les rencontrer physiquement. Ma vie d'aujourd'hui est radicalement différente de celle d'avant mes contacts sur le Réseau ; mes amis ne sont plus les mêmes, j'ai d'autres préoccupations. Je peux à un moment donné m'occuper d'organiser une partie de bridge chez moi pour la semaine suivante, et quelques instants plus tard participer à un débat houleux réunissant des participants de plusieurs pays. Je fais partie de mes communautés virtuelles, mais à l'inverse, et dans la mesure où leurs débats me restent en tête et se mêlent à mes préoccupations quotidiennes, elles font aussi partie de moi. Je suis "colonisé", et mon sens de la famille, dans ce qu'il a de plus fondamental, a été "virtualisé".

    J'ai pu observer des variantes du même phénomène de virtualisation de communautés touchant quelques centaines ou quelques milliers de personnes à Paris, à Londres, à Tokyo. Ce sont parfois des villes entières qui acquièrent le statut électronique. En Amérique, Santa Monica (Californie) et Cleveland (Ohio) sont les premières à inaugurer un service télématique municipal. À Santa Monica, le service abrite notamment un forum sur les problèmes des SDF auquel participent les SDF eux-mêmes, par l'intermédiaire de terminaux publics. Ce service est en connexion électronique avec Coara, un service régional analogue située dans une province reculée du Japon. Biwa-Net, dans la région de Kyoto, est relié de la même manière à une ville jumelée en Pennsylvanie. Ainsi le Réseau est-il à peine en train de s'éveiller à lui-même.

    À observer une communauté virtuelle donnée, son évolution, on éprouve l'excitation intellectuelle que peut procurer une recherche anthropologique en chambre ainsi qu'un certain sentiment de voyeurisme ; on a un peu l'impression de regarder un feuilleton américain pour lequel il n'y aurait pas de séparation nette entre les acteurs et les spectateurs. Pour le prix d'un appel téléphonique, vous pouvez participer au psychodrame de votre choix. En matière d'évasion, les accros du Minitel en France, les adeptes des Muds d'Internet, les obsessionnels du dialogue en temps réel de l'IRC dans les campus universitaires américains prouvent que la télématique peut être un véritable marché du rêve interactif et payant.

    La communication par ordinateur peut donc devenir le nouveau média de l'évasion, comme l'ont été jusqu'ici les feuilletons radiophoniques, les films du samedi soir ou les soap operas américains. En cela, elle ne serait qu'un nouveau reflet et un nouveau vecteur de nos comportements socioculturels, de l'image que nous avons de nous-mêmes, comme l'ont été ces autres médias avant elle. Mais d'autres raisons sérieuses doivent amener le citoyen moyen, et non nécessairement passionné par la technique, à s'informer sur ce nouveau média et sur ses conséquences culturelles. Quelque chose d'important est en train de prendre forme, et le processus est encore en cours.

    Aux États-Unis, le gouvernement Clinton est en train de prendre des mesures visant à amplifier radicalement la capacité et la disponibilité du Réseau, en mettant en oeuvre le NREN. La France, dotée du plus grand service national d'informations électroniques, Télétel, et le Japon, qui a beaucoup misé sur l'industrie des télécommunications de demain, ont aussi leur propre vision du futur. Présentée par Albert Gore en 1991, la "loi sur l'informatique de grande puissance [8]", dont le décret d'application a été signé par le président Bush, résumait la vision du vice-président américain des "autoroutes de l'esprit" : stimulées par des dépenses publiques en recherche et en développement, ces applications pouvaient être offertes à tout un chacun par des entreprises privées. Le gouvernement Clinton-Gore s'est appuyé sur l'exemple de l'Arpa (Advanced Research Project Agency) des années 60 et 70, qui a engendré le Réseau et qui a jeté les bases de la micro-informatique pour promouvoir la collaboration des secteurs public et privé afin de développer les technologies de communication de demain.

    [8] N.d.t. : High Performance Computing Act.

     

    Les entreprises de télécommunication, les chaînes de télévision, les sociétés d'informatique, les firmes de télévision par câble et les entreprises de presse, aux États-Unis comme en Europe ou au Japon, commencent à se placer sur ce marché des "services d'information interactive à domicile". Certains groupes investissent des centaines de millions de dollars dans l'infrastructure de ces nouveaux médias en espérant qu'ils leur rapporteront des milliards. Les plus grands futurologues, d'Alvin Toffler à John Naisbitt en passant par Peter Drucker ou George Gilder, manifestent leurs espoirs quasi utopiques en "l'âge de l'information", qui devrait résoudre tous les problèmes sociaux. Mais on en sait encore peu sur les conséquences que pourraient avoir ces tout nouveaux médias sur notre vie quotidienne, sur notre façon de penser, et même sur l'avenir de la démocratie.

     

    La télématique peut changer notre futur sur trois plans distincts mais liés. Premièrement, nos perceptions, nos pensées, nos personnalités sont affectées par ce nouveau moyen de communication et la manière dont nous l'utilisons. Dans ce sens, la télématique répond à certains de nos besoins physiques, émotionnels et intellectuels. Les jeunes du monde entier ont un besoin de communication différent de celui de leurs aînés. Ainsi MTV, par exemple, participe d'une sensibilité esthétique liée au vocabulaire de la télévision, de ses séquences chocs et de ses effets spéciaux. Aujourd'hui, une partie de ceux qui sont nés avec la télévision et qui ont grandi avec le téléphone cellulaire commencent à émigrer vers des espaces télématiques qui conviennent mieux à leur manière d'appréhender le monde. La télématique, elle aussi, a son propre vocabulaire, développé par les millions d'individus qui se rencontrent électroniquement. Dans ce vocabulaire se reflètent les changements que l'ère de la saturation médiatique opère sur nos personnalités.

    Deuxièmement, la télématique peut modifier les relations entre individus, la manière dont se développent les amitiés, dont se forment les communautés. Elle possède une caractéristique propre : la communication, les messages, émanent de plusieurs émetteurs et sont reçus par plusieurs destinataires. Les conséquences de cette nouvelle manière de communiquer dépendront peut-être de l'utilisation, bonne ou mauvaise, que nous, les pionniers, en ferons. Nous sommes interpellés par ces nouveaux rapports de communication "démocratique" et légitimement amenés à nous demander s'ils peuvent favoriser un nouveau type de communauté.

    Par-delà l'aspect abstrait des rapports télématiques, cette question de communauté est fondamentale. Certains observateurs, comme Bellah (Habits of the Heart, The Good Society), ont noté ce besoin -- face à la perte du sens de la chose commune en Amérique -- de redonner un sens à la notion de communauté.

    Les psychologues, les sociologues, les historiens ont développé des outils d'analyse des mécanismes d'interaction au sein des groupes. Tous ne sont pas d'accord sur ce qui, à partir d'un groupe, est constitutif d'une communauté. Dans mon analyse des comportements communautaires qui se manifestent sur le Réseau, j'ai adopté une grille proposée par Marc Smith, diplômé de sociologie à l'université de Californie de Los Angeles, dont les travaux d'étude ont porté sur le Well et sur le Réseau. Le concept central développé par Smith est celui de "bien collectif". Tout groupe se forme au sein d'un monde concurrentiel parce que les gens qui le composent estiment qu'ils peuvent gagner plus à se regrouper. Ainsi, la recherche du "bien collectif" visé par le groupe amène à découvrir les liens qui définissent la communauté.

    Smith propose trois types de biens collectifs qui forment le ciment social de la communauté du Well : le capital social du réseau, le capital de connaissances et la communion. Le capital social du réseau, c'est ce qui s'est manifesté lorsque, par exemple, j'ai retrouvé à Tokyo des amis que je n'avais jamais rencontrés physiquement. Le capital de connaissances, c'est ce que j'ai trouvé sur le Well lorsque j'ai posé des questions à une entité communautaire douée de compétences multiples. La communion, enfin, c'est ce dont nous avons fait l'expérience au sein du forum "Parents", lorsque les enfants de Phil et de Jay sont tombés malades et que l'ensemble d'entre nous les a soutenus à grand renfort de messages électroniques.

    Troisièmement : la télématique peut bouleverser notre vie sur le plan politique. Le concept moderne de démocratie élective, tel qu'il nous a été légué par la philosophie des Lumières, admettait la pertinence de la communication entre citoyens, qu'on l'appelle société civile ou sphère publique. Et si les élections sont la manifestation la plus visible et la plus fondamentale de ces sociétés démocratiques, elles sont censées s'appuyer sur des discussions entre citoyens sur les grandes questions nationales, et ce à tous les niveaux de la société.

    Si un gouvernement est censé agir en fonction du souhait des gouvernés, son efficacité est largement tributaire du niveau d'information de ceux-ci sur les questions qui les concernent. C'est de la sphère publique d'aujourd'hui, dominée par les médias de masse, que les citoyens tirent leur information. Et le problème est que ces médias, à commencer par la télévision, ont un but principalement mercantile et ont pollué de leur imagerie clinquante, souvent fallacieuse et violente, cette sphère publique où lecture, écriture et discussion avaient auparavant la prééminence. Au cours des premières décennies de l'histoire américaine, avant que le télégraphe permette la création des "nouvelles" et avant qu'apparaisse, plus tard, le phénomène dévoyé de vente des lectorats aux annonceurs, la sphère publique s'appuyait sur une population étonnamment cultivée. Neil Postman, dans son livre consacré à l'influence de la télévision sur le discours public, Se distraire à en mourir, note que le fameux ouvrage de Thomas Paine, Le sens commun, s'était vendu à trois cent mille exemplaires en cinq mois lors de sa parution en 1775. Les observateurs d'aujourd'hui, quant à eux, ont montré combien les médias ont désormais fait de la sphère publique une marchandise, en remplaçant le vrai débat par un discours commercial et en faisant à la fois des grandes questions et des candidats aux élections des produits de consommation.

    Le sens politique de la télématique pourrait donc être celui-là : mettre à mal le monopole de l'establishment sur les moyens de communication et revitaliser la démocratie de base. La manière dont les grands médias ont annexé le débat politique grâce aux moyens modernes de communication pose problème depuis des années. La propriété des canaux de télécommunication est détenue par une élite de plus en plus resserrée alors même que le pouvoir de ces médias s'accroît. Cet état de fait constitue une vraie menace pour les citoyens. De ces deux scénarios, lequel est le plus synonyme de démocratie : un monde dans lequel quelques individus contrôlent une technologie de communication permettant de manipuler des milliards d'autres, ou bien un monde dans lequel chaque citoyen peut diffuser ce qu'il veut à tous les autres ?

    Selon Ben Bagdikian, dans The Media Monopoly : "Entre cinq et dix conglomérats finiront par contrôler la quasi-totalité des journaux, des magazines, des livres, des stations de télévision, des films, des enregistrements musicaux et des vidéocassettes majeurs de la planète". Ces nouveaux seigneurs des médias ont et auront le pouvoir immense de décider de quelles informations nous disposerons, et je ne crois pas qu'ils encourageront la diffusion sur leurs réseaux de celles émanant des associations de citoyens et autres organismes non gouvernementaux (ONG). La solution militante à ce dilemme, c'est d'utiliser la télématique pour créer des réseaux d'information alternatifs au niveau planétaire. Comme les réseaux de télécommunication sont désormais extrêmement ramifiés et que les ordinateurs, maintenant bon marché, sont largement disponibles, il est possible d'asseoir ces réseaux alternatifs sur l'infrastructure existante.

    Nous avons donc accès, de manière temporaire, à un outil qui pourrait nous rendre à la convivialité et à la compréhension de l'autre et qui pourrait aussi revitaliser cette "sphère publique". Le même outil, entre de mauvaises mains, serait sûrement l'instrument d'une tyrannie. L'idée d'un réseau de communication mondial conçu et contrôlé par les citoyens participe d'une utopie technologique qu'on pourrait appeler "l'agora électronique". Dans l'Athènes de la première démocratie, l'agora était la place du marché, mais aussi l'endroit où les citoyens se réunissaient pour discuter ; se mesurer ; se disputer ; échanger des potins ; débattre de leurs idées politiques. La vision plus sombre qu'inspire une utilisation mal intentionnée du Réseau, c'est celle du Panoptique.

    Le Panoptique est le nom donné à la prison parfaite imaginée et proposée le plus sérieusement du monde par Jeremy Bentham dans l'Angleterre du xviiie siècle. Conception architecturale et principes d'optique aidant, un seul gardien suffisait pour surveiller tous les prisonniers qui, de leur côté, ne voyaient rien ; ils pouvaient donc se croire tous en permanence sous surveillance. Le philosophe Michel Foucault, dans son ouvrage Surveiller et punir, prétendait que le réseau mondial de communication constituait une manière de Panoptique camouflé, les oreilles de l'État tout puissant ayant accès, par ces moyens de communication, à tous les foyers. Et de fait, les câbles qui de plus en plus apportent l'information chez nous peuvent techniquement la transmettre dans l'autre sens. Le Panoptique de demain pourrait donc exploiter la même infrastructure qui sert aujourd'hui à faire communiquer l'élève isolé du Montana avec son professeur du Massachusetts Institute of Technology. Comme de plus en plus de données qui nous sont intimes transitent sur le réseau, comme nous passons nous-mêmes de plus en plus de temps dans le cyberespace, le risque d'abus de type totalitaire est réel, et les avertissements que nous lancent un certain nombre d'observateurs valent qu'on s'y arrête.

    Le révolutionnaire avisé doit être attentif au revers des changements qu'il prône. Ceux qui parient avec enthousiasme sur le potentiel libertaire des communautés virtuelles, et tout particulièrement ceux d'entre nous qui pensent que la démocratie électronique est l'une des applications majeures du média, feraient bien de considérer les aspects potentiellement néfastes du même média. Rappelons-nous que les intellectuels des années 50 ont salué l'arrivée de la télévision comme celle du plus remarquable média d'enseignement de tous les temps.

    Pour toutes ces raisons, il est essentiel que nous comprenions la nature de la télématique, du cyberespace et des communautés virtuelles sur tous les plans -- politique, économique, social, cognitif. C'est ensemble, par-delà les frontières de chaque discipline, que nous devons nous efforcer de faire porter notre réflexion, pour comprendre et peut-être maîtriser l'influence des technologies de communication sur les communautés humaines.

    Même si un certain recul est nécessaire pour ce faire, nous ne pouvons demeurer, face à ces phénomènes, des observateurs détachés. Dans "communauté", il y a émotion autant qu'information et raison. Pour apprendre, pour comprendre, il nous appartiendra de nous jeter dans le cyberespace, d'y vivre, bref de faire face aux questions engendrées par les communautés virtuelles.

    Si le devenir du cyberespace et de nos libertés dans celui-ci m'est cher, c'est que j'y vis une partie de mon temps. L'un des points de vue présentés dans ce livre est celui du citoyen et du pionnier des communautés virtuelles que je suis : je fais moi-même partie du phénomène que je décris, et je m'exprime donc à la fois en tant que témoin et en tant que sociologue officieux. Il me semble que les témoins directs de ces phénomènes sont encore suffisamment rares pour que je me permette ce parti pris. Certains endroits, comme le Well, me sont très familiers ; dans de nombreux autres, que nous devrons aborder pour comprendre le Réseau, je suis presque aussi novice que celui qui n'aurait jamais entendu parler du cyberespace. Bien entendu, pour vous forger votre propre opinion, vous pourrez toujours vous procurer un bon guide d'introduction à l'Internet et vous y plonger vous-même.

    La majeure partie de cet ouvrage se compose de visites de communautés virtuelles d'envergures de plus en plus grandes. J'estime que tout citoyen d'un pays démocratique, si on lui fournit des informations suffisamment claires sur l'état actuel du réseau, est à même de se faire une opinion sensée sur la manière dont celui-ci doit être gouverné. Mais avant d'essayer d'analyser en profondeur l'influence de la télématique sur les communautés, sur les démocraties, sur les hommes et les femmes, nous devons explorer le Réseau et faire la connaissance de ceux qui l'habitent.

    Alors, avant que nous plongions dans l'immensité désordonnée de Usenet, avant que nous nous intéressions aux passionnés des Muds ou de l'IRC, avant que nous abordions les BBS, les diffusions de messages, les journaux électroniques, je vous invite à regarder par-dessus mon épaule (pendant que je suis au clavier de mon ordinateur) et à visiter le Well, mon point d'entrée originel dans le cyberespace. J'y ai vu des rapports se nouer, des valeurs communes se cristalliser, des gens s'entraider ou s'opposer : ces nouveaux liens offrent un modèle -- à une échelle relativement modeste -- des mutations que peuvent entraîner les communautés virtuelles au niveau des rapports sociaux. Une fois faite cette introduction à une communauté de petite dimension, nous pourrons aborder les grandes zones du Réseau en ayant un peu moins le vertige. Certains aspects de la vie en petite communauté ne résisteront pas au passage à la métropole cyberspatiale ; les aspects fondamentaux de la nature humaine, à l'inverse, n'en seront que plus exacerbés.

     

     

    Source

    Les communauté virtuelles de nos jours  par Josette Lanteigne         


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  • La blogosphère est-elle un espace public comme les autres ?

     

    26  avril 2006 | par Dominique Cardon


              Sans doute faut-il se méfier de l’engouement actuel pour l’Internet politique. Après l’avoir souvent ignoré, beaucoup, sans plus de mesure, lui prête aujourd’hui des vertus qui risquent fort d’être illusoires. Dans un mouvement de balancier caractéristique des périodes de transition technologique, un nouveau média se voit brusquement doté de pouvoirs exorbitants susceptibles de lever les difficultés du présent : l’abstention, l’anémie du débat public, la faiblesse des engagements partisans, l’investissement sélectif dans la participation citoyenne, l’illisibilité de la décision publique, etc. Il est vrai que la mobilisation électronique autour du « non » au référendum sur la constitution européenne, l’usage intensif du Web par les militants altermondialistes ou les balbutiements de pratiques politiques numériques (blogs, mailing, adhésion en ligne, etc.) témoignent d’une insertion de plus en plus significative des médias électroniques dans la formation de l’espace public. Mais il va aussi sans dire que la « crise de la représentation » a des racines suffisamment profondes pour qu’il soit bien improbable qu’un nouvel outil de communication apporte, à lui seul, une solution aux difficultés de notre système de représentation. Le propre du débat sur le rôle des nouvelles technologies dans l’espace public est de présenter des oppositions, des concurrences et des effets de substitution quand ce sont plutôt les interdépendances, les entrelacements et les complémentarités qu’il faudrait mettre en avant. A cet égard, il est peu probable que l’Internet citoyen vienne supplanter les formes traditionnelles du débat démocratique, structuré par les rituels électoraux (élections, référendums), les logiques d’opinion (mesurées par sondages) ou l’organisation « professionnelle » d’une couverture médiatique du débat public. Les dispositifs de la « démocratie représentative » sont suffisamment installés aujourd’hui pour qu’il soit difficile de remettre en cause leur légitimité.

     

             Ces réserves faites, il reste que les mobilisations ayant Internet pour support entretiennent une étroite correspondance avec les idéaux de démocratie directe. En effet, le fonctionnement, plus que la légitimité, de la démocratie représentative fait l’objet de critiques de plus en plus vives, qui préexistent très largement à la naissance de l’Internet citoyen. Mais une des caractéristiques de ces critiques réside dans le fait qu’elles revendiquent une transformation des processus attachés à la représentation politique : participation élargie aux profanes, enrichissement délibératif des débats, proximité avec les élus, transparence, ouverture du cercle de la décision, auto-organisation des acteurs de la société civile, etc. Or, l’imaginaire d’Internet contribue à revivifier et réactiver ces idéaux de démocratie directe, en les opposant à la grammaire représentative et délégataire de nos démocraties. Car à bien y regarder, les formes de représentation qui s’exercent au sein de l’ « Internet citoyen » sont très différentes de celles qui président à la démocratie représentative. La question de la représentativité des opinions n’a pas de sens sur Internet et il serait bien difficile de proposer des fondements numériques, géographiques ou sociaux à la mesure de telle ou telle prise de position. La question du vote est absente des pratiques des internautes, qui lui préfèrent généralement la formation de consensus. La séparation entre amateurs et professionnels, profanes et spécialistes, représentés et représentants, est fortement estompée dans la plupart des dispositifs d’expression sur Internet. La réputation et la notoriété sur Internet se construisent sur la base de l’audience et sont mesurés par l’ensemble des réseaux de contributeurs, commentateurs, évaluateurs et diffuseurs, qui se greffent à tel ou tel site, de sorte que la notoriété n’est jamais donnée (par un statut) mais acquise par un travail de conviction et d’intéressement. Enfin, l’Internet ne connaît pas les silencieux. Pour y être présent et reconnu, bref légitime, il faut agir, contribuer, écrire, recommander, répondre. L’espace public de l’Internet offre toujours une prime aux agissants sur les internautes passifs. D’où le risque de voir les écarts entre citoyenneté active et passive se creuser. Ces différentes caractéristiques de la participation sur Internet renvoient à un autre paradigme de la représentation politique, que l’on peut assimiler à la forme réseau et qui s’ancre sur l’idée d’une mobilisation volontaire de la société civile, moins préoccupée de représentativité que de convaincre de la justesse des arguments et des causes défendues. L’espace public traditionnel se trouve ainsi soumis à une tension critique exercée par le foisonnement de débats, des initiatives et des propos qui se sont construits, développés et diffusés dans l’Internet citoyen.

     

                  Cet enrichissement se manifeste notamment par l’élargissement du cercle des preneurs de parole, que permet Internet. Même si ce déplacement ne doit pas être surestimé, une ouverture nouvelle à l’expression publique d’acteurs non professionnels se réalise néanmoins à travers les sites d’auto-publication, les médias alternatifs et le développement d’une « blogosphère » journalistique et politique. Ceux-ci exercent un effet critique sur l’espace public traditionnel et mettent en tension au moins trois aspects des formats informationnels : l’affirmation subjective, le renforcement de l’expertise et la contrainte argumentative.

     

                En premier lieu, on observe une part plus grande de subjectivité et d’expressivité dans les formats médiatiques : énonciation en première personne, investissement d’affects, vivacité des échanges et (parfois) des arguments. La composante numérique de l’espace public médiatique s’ouvre à de nouvelles formes d’échanges et « déformalise », dans une certaine mesure et dans des arènes spécifiques, le débat public. Il n’est qu’à observer le ton « personnel » emprunté par les quelques hommes politiques qui ont entrepris de tenir eux-mêmes un blog ou la différence entre les propos tenus par les journalistes dans leur blog et dans leurs articles. En second lieu, l’Internet a ouvert un espace pour des formes d’expertises publiques portées par des individus ou des collectifs de tous ordres. De sorte que, en contrepoint du renforcement de la subjectivité personnelle, l’espace public de l’Internet apporte aussi plus de factualité, d’informations et de vérifications. Une des particularités de la production proliférante d’informations sur les médias personnels de l’Internet est le principe d’auto-régulation collective qui l’organise. C’est en effet un nouveau modèle éditorial qui se fait jour, dans lequel le contrôle de la qualité de l’information n’est pas réalisé a priori par un système de sélection éditorial pyramidal et certifié mais par un contrôle a posteriori dans lequel la qualité des informations est principalement une conséquence du travail des lecteurs. En dernier lieu, ces espaces d’expression publique ouvrent aussi de nouveaux formats de discussion. Parce que l’information publiée est aussi, et surtout, une information commentée, la sphère publique de l’Internet permet un travail collectif de mise en débat d’argumentation, comme lors du débat sur le référendum portant sur le projet de constitution européenne.

     

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  • Réseaux sociétaux : le nouvel Internet

    Par Joël de Rosnay, Juin 2004.

    L’Internet retrouve sa vocation d’origine : il n’est plus seulement une réserve de documents, il

    redevient un système de communication interpersonnel. Autrement dit, l’Internet n’est pas seulement

    une nouvelle technologie de l’information et de la communication (NTIC), c’est aussi et surtout, une

    technologie de la relation (TR). Une tendance forte est en train d’émerger : les réseaux

    d’interconnexion sociétaux (en anglais : « social networking » ou encore « P2P » : people to people

    networking). Cette émergence est aujourd’hui rendue possible par la convergence de plusieurs filières

    technologiques et de modes de communications ou de pratiques sociétales. Le sans fils (Wi-Fi, et

    WiMAX, au débit encore plus élevé), le haut débit et le multimédia facilitent de telles communications.

    La transformation des terminaux nomades - les « mobiles » - en hybrides entre téléphones, PC et

    assistants personnels numériques, s’accélère. S’ajoutent à ces évolutions la géolocalisation et des

    pratiques ou des nouveaux outils, tels que SMS multimédias (MMS – messages multimédias

    combinant son/image/texte, ou VMS – messages vidéos), « camphones » (téléphones avec appareil

    photo numérique ou caméra), tags (ou étiquettes intelligentes portées sur des badges d’identification,

    par exemple), ou la prolifération des Weblogs et bientôt des Moblogs, leurs versions mobiles (pages

    web personnelles gérées en temps réel) et des

    RSS feeds (logiciels utilisés pour « fédérer » les

    contenus de weblogs).

    De nombreuses start-ups financées par le capital risque fleurissent dans le domaine du « social

    networking » : Elles ont pour objectif de rapprocher des personnes par affinités, motivations, goûts ou

    volonté d’agir solidairement dans un domaine donné (par exemple : FOF : «

    friends of friends »,

    Friendsters

    , Orkut, Meetic (créé par un français), B2B café…). Même les entreprises s’intéressent au

    « social networking ». Par exemple pour permettre en interne, grâce aux Intranets, de mettre en

    commun des carnets d’adresses pour une vente dans un pays à prospecter, ou pour faire exploiter les

    réseaux de relations (une forme avancée de knowledge management). Selon l’institut d’études

    américain Jupiter Research, un tiers des internautes américains seraient intéressés par ce type de

    services. Les grandes entreprises de communication et de logiciels s’intéressent évidemment aux

    réseaux d’interconnexion sociétaux. Ceux qui fabriquent des terminaux, bien sûr, mais aussi les

    entreprises de logiciels ou de services. Nokia, Cisco avec son WiFi Phone, Intel ou Microsoft sont

    présents. Mais aussi des start-ups comme

    Ntags (badges intelligents) ou Spotme, localisation de

    personnes dans les congrès.

    Pourtant avec l’explosion du « social networking » la prudence s’impose. Derrière ce foisonnement

    des réseaux peuvent se cacher des volontés de traçabilité des usagers. L’échange et la connexion de

    groupes à groupes favorisent l’espionnage, les atteintes à la vie privée (par exemple, qui peut

    souhaiter être photographié à son insu par un camphone et retrouver sa propre photo sur un site de

    vote sur Internet ?). Si l’Internet devient ainsi un système mondial de mise en relation des personnes,

    le vieil adage des réseaux secrets devra sans doute s’appliquer : pour vivre heureux vivons cachés !..

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